mercredi 7 avril 2010

PARIAS, de Pascal Bruckner


[...]
Tout était vermoulu, ressorts de lits brisés fauteuil défoncé, chaise crevée, douche cassée, waters bouchés et fermés pour un temps indéfini, murs couverts de taches noires comme des éclaboussures de sang jaillies de seringues mal contrôlées. La clientèle se composait surtout de junkies et les dealers indiens passaient deux fois par jour, offrant de la morphine fraîche de Bénarès.La lumière, petite ampoule au bout d'un fil, loin d'éclairer la pièce, contribuait à épaissir la nuit. Autour du bulbe défaillant se concentrait un énorme poids de ténèbres. Heureusement, l'électricité était coupée à partir de 22 heures et nous allumions des bougies qui enjolivaient cette turne sordide et dont la flamme vacillante étouffait même les cris des toxicos en manque ou des couples qui se querellaient à l'étage. Partout l'on marchait sur quelque chose de plat et qui craquait: outre les cancrelats et les cloportes qui pullulaient dès l'extinction des feux et que Dominique m'interdisait de tuer, des rats traversaient notre chambre chaque soir. Ce n'étaient pas des rats ordinaires, mais des dignitaires graves et fourrés, des prélats au poil brillant qui processionnaient sans hâte et sans crainte, tenaient table ouverte à chaque étage, certains de trouver partout bon accueil et bonne chère. Averti de leur passage, le gérant de l'hôtel installa une cage au milieu de la pièce et plaça dedans un morceau de fromage puant; les rats venaient plus nombreux encore déguster le fromage et repartaient. Si l'un d'eux, trop plein, s'endormait sur les lieux mêmes du festin, le gérant le reconduisait poliment à la cave et le rongeur remontait immédiatement avec lui par l'ascenseur. Alors on nous prêta un chat, une bête efflanquée aux poils ternes, à l'air sanglotant. Dès la première nuit, il eut si peur des mulots qu'il s'oublia sur notre lit.
[...]
Les riches Indiens arpentaient les couloirs d'un air débonnaire et affirmaient tous la valeur poétique de la réplétion. Les hommes, bouffis, surprotéinés, devaient lutter contre leur ventre qui les entraînait en avant, les femmes, gonflées, véritables orgies de viande, devaient lutter contre leurs fesses qui les entrainaient en arrière. L'ensemble s'harmonisait s'ils marchaient à la queue leu leu. Certaines épouses, décorées de colliers d'or et de diamants, entourées d'une nouée d'enfants pansus et ventripotents, flamboyaient de pierres multicolores au milieu desquelles un brillant de la taille d'un oeuf de pigeon jetait l'éblouissement d'un éclair. Elles agitaient ces fleuves de clarté ruisselante au-dessus des montagnes de lard qui leur tenaient lieu de derrière et où elles auraient pu enfouir jusqu'à un Frigidaire. On eut dit qu'elles s'étaient engraissées du corps anémié de leur coolies, de leurs bearers, et leur postérieur saillant attestait la réussite sociale de leur famille. Elles se dandinaient comme des dragées de satin, dans leurs saris brodés d'or.

PARIAS, de Pascal Bruckner


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Tout était vermoulu, ressorts de lits brisés fauteuil défoncé, chaise crevée, douche cassée, waters bouchés et fermés pour un temps indéfini, murs couverts de taches noires comme des éclaboussures de sang jaillies de seringues mal contrôlées. La clientèle se composait surtout de junkies et les dealers indiens passaient deux fois par jour, offrant de la morphine fraîche de Bénarès.La lumière, petite ampoule au bout d'un fil, loin d'éclairer la pièce, contribuait à épaissir la nuit. Autour du bulbe défaillant se concentrait un énorme poids de ténèbres. Heureusement, l'électricité était coupée à partir de 22 heures et nous allumions des bougies qui enjolivaient cette turne sordide et dont la flamme vacillante étouffait même les cris des toxicos en manque ou des couples qui se querellaient à l'étage. Partout l'on marchait sur quelque chose de plat et qui craquait: outre les cancrelats et les cloportes qui pullulaient dès l'extinction des feux et que Dominique m'interdisait de tuer, des rats traversaient notre chambre chaque soir. Ce n'étaient pas des rats ordinaires, mais des dignitaires graves et fourrés, des prélats au poil brillant qui processionnaient sans hâte et sans crainte, tenaient table ouverte à chaque étage, certains de trouver partout bon accueil et bonne chère. Averti de leur passage, le gérant de l'hôtel installa une cage au milieu de la pièce et plaça dedans un morceau de fromage puant; les rats venaient plus nombreux encore déguster le fromage et repartaient. Si l'un d'eux, trop plein, s'endormait sur les lieux mêmes du festin, le gérant le reconduisait poliment à la cave et le rongeur remontait immédiatement avec lui par l'ascenseur. Alors on nous prêta un chat, une bête efflanquée aux poils ternes, à l'air sanglotant. Dès la première nuit, il eut si peur des mulots qu'il s'oublia sur notre lit.
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Les riches Indiens arpentaient les couloirs d'un air débonnaire et affirmaient tous la valeur poétique de la réplétion. Les hommes, bouffis, surprotéinés, devaient lutter contre leur ventre qui les entraînait en avant, les femmes, gonflées, véritables orgies de viande, devaient lutter contre leurs fesses qui les entrainaient en arrière. L'ensemble s'harmonisait s'ils marchaient à la queue leu leu. Certaines épouses, décorées de colliers d'or et de diamants, entourées d'une nouée d'enfants pansus et ventripotents, flamboyaient de pierres multicolores au milieu desquelles un brillant de la taille d'un oeuf de pigeon jetait l'éblouissement d'un éclair. Elles agitaient ces fleuves de clarté ruisselante au-dessus des montagnes de lard qui leur tenaient lieu de derrière et où elles auraient pu enfouir jusqu'à un Frigidaire. On eut dit qu'elles s'étaient engraissées du corps anémié de leur coolies, de leurs bearers, et leur postérieur saillant attestait la réussite sociale de leur famille. Elles se dandinaient comme des dragées de satin, dans leurs saris brodés d'or.